Page 4 - LE NOUVEL AN ET LA CARTE DE VOEUX, HISTOIRE D'UNE VIEILLE TRADITION
P. 4

Puis arriva la carte de visite artistique à laquelle   On  ne  plaisantait  pas  alors  avec  les
               les  plus  illustres  graveurs  du  temps,  Cochin,   délinquants,  puisque  la  peine  de  mort  était
               Moreau, Eisen et surtout Jean-Michel Papillon,   décrétée  contre  quiconque  ferait  des  visites,
               consacrèrent leurs talents.                      même de simples souhaits de jour de l’An. Le
               Les    cartes   s’illustrèrent   d’allégories,   cabinet  noir  fonctionnait,  ce  jour-là,  pour
               d’emblèmes  mythologiques,  de  compositions     toutes  les  correspondances  sans  distinction.
               légères :  guirlandes  de  fleurs,  festons,     On ouvrait les lettres à la poste pour voir si elles
               arabesques,  colombes  se  becquetant,  cœurs    ne contenaient pas des compliments.
               enflammés ou percés de flèches, des bergers et   Et pourquoi cette levée de boucliers contre la
               des  bergères.  Les  attributs  qui  décoraient  la   plus innocente des coutumes ?
               carte  étaient  généralement  une  allusion  aux   La réponse est apportée lors d’une séance de la
               goûts, à la résidence ou à la profession de son   Convention, par le député, nommé La Bletterie,
               propriétaire. Quant au nom, il était quelquefois   qui escalada tout à coup la tribune en s’écriant
               gravé, mais, le plus souvent, écrit à la main.   ‘‘Citoyens, assez d’hypocrisie ! Tout le monde
                                                                sait que le Jour de l’An est un jour de fausses
                                                                démonstrations, de frivoles cliquetis de joues,
               Est-ce l’abus qu’on faisait des cartes de visite   de  fatigantes  et  avilissantes  courbettes...  ’’
               qui décida les Conventionnels à supprimer le     Cette  pratique  était  jugée  incompatible  avec
               premier de l’An ou est-ce en raison de la vanité   les  sentiments  d’égalité  qui  devaient  animer
               des vœux qu’on y déposait ?                      tous les citoyens.


               Toujours est-il qu’abolie en décembre 1791, la coutume du Jour de l’An ne fut rétablie que six ans
               après, en 1797 par le Directoire ; elle dure encore.
               Lors de son rétablissement, il est dit que ‘‘Tous les bijoutiers, tous les confiseurs du Palais Royal et de
               la  rue  des  Lombards,  furent  pris  d’assaut  et  dévalisés.  De  toutes  parts  on  se  visitait,  on  se
               complimentait, on s’embrassait, on s’accablait de madrigaux, de compliments et d’étrennes’’.
               Vint  l’Empire  :  la  carte  de  visite
               emprunta  sa  décoration  aux  sujets
               militaires  :  ce  ne  sont  alors  que  vols
               d’aigles,   casques   et   plumets,       Quelques  novateurs  mirent  à  la  mode  la  carte-
               tambours    et   clairons,   canons,   rébus.  Ces  cartes  s’ornaient  de  figures  dont  il  fallait
               panoplies de fusils et de sabres ; et les   deviner le sens pour trouver le nom du propriétaire.
               noms  s’inscrivaient  au  milieu  des     Il  y  en  avait  de  fort  simples  comme  celle  de  M.
               cuirasses.
                                                     Lebeuf,  qui  se  contentait  de  dessiner  un  bœuf  sur  la
               La  Restauration  modifia  de  nouveau   carte,  ou  celle  de  MM.  Basset  frères,  qui  portait  un
               les   emblèmes,    choisissant   de   dessin  représentant  deux  chiens  bassets.  C’était
               préférence  les  attributs  héraldiques,   l’enfance de l’art.
               les couronnes et les fleurs de lys.
                                                         Mais il y en avait qui sollicitaient l’ingéniosité des
               C’est  l’époque  où  l’on  commença  à
               employer un carton soyeux et moiré    devineurs. Et c’était, au lendemain du Jour de l’An, un
               de diverses teintes.                  moyen de s’amuser en famille. On exhibait les cartes de
                                                     visite de ses amis et connaissances comme on montre
               Avec 1830 triompha l’art romantique.   aujourd’hui encore, son album photos.
               Les cartes s’illustrèrent de donjons, de
               castels   fantastiques,   de   ruines
               moyenâgeuses  et  de  figures  de
               chevaliers et de troubadours.

               Mais l’excès de l’enjolivement devait amener la réaction. L’art passa de mode, et la substitution de la

               typographie à la gravure en taille-douce amena la démocratisation de la carte de visite.
               On la fit d’abord sur un carton très large et très dur, avec une inscription microscopique ; puis le goût

               changea, et ce fut tout le contraire : lettres énormes sur un carton minuscule.
   1   2   3   4   5   6   7   8